Retour sur un mur qui chute : une perspective américaine

Une jeune québécoise , fille au pair, découvre la « kultur » du Vieux Continent au moment de l’effondrement du Mur de Berlin . Un compte-rendu critique.

Le titre La chute du mur est en cohérence avec le sujet du livre et le cadre : deux événements majeurs de l’Histoire contemporaine, que l’auteur Annie Cloutier a choisi de mettre en avant dans son roman. Ce titre est accrocheur et évoque dans notre imaginaire le thème de la chute. Or effectivement, il est bien question de deux chutes : la chute du mur à Berlin et des tours à New York et d’une chute symbolique des personnages, « le mythe de l’adolescence » et de l’enfance, « sur le point de se fracasser ». Les deux capitales clairement mentionnées et mises en parallèle sur la couverture préfigurent le contenu de l’ouvrage. Il est bien question de deux histoires comparées, qui se passent à deux moments différents. La manière dont est structuré le récit oblige le lecteur à chercher le sens de ce livre dans cette juxtaposition alternée de deux récits de vie, ceux des deux personnages principaux.

En effet, ce roman raconte comment la chute des tours à New York est à l’origine de la quête d’identité d’un des personnages principaux, Sabine, une New Yorkaise née d’une mère québécoise et d’un père allemand, qui n’a jamais vécu avec elle. Après cet événement au retentissement mondial, Sabine se demande si elle se sent vraiment américaine et elle commence à se rapprocher de ses origines germaniques paternelles. Or l’Allemagne a été en 1989, le lieu de séjour de sa mère, partie y faire ses études pour échapper à la monotonie de sa vie au Québec. Et l’on découvre alors dans cet ouvrage, les impressions et les sentiments éprouvés successivement par Sabine et par Liv, quand cette dernière avait 15 et 16 ans. Leur vie quotidienne et intime nous est livrée, avec en arrière plan, la chute des tours et la chute du mur de Berlin. En effet, ce roman traite de la difficulté à communiquer des sentiments profonds, il décrit des manifestations de souffrances d’ordre psychologique et pose un regard objectif sur ce qui peut se dire ou se vivre entre jeunes du même âge.

L’ouvrage commence par l’événement du 11 septembre raconté par un narrateur omniscient, ce qui introduit le personnage de Sabine, une enfant âgée de 11 ans. Sa mère Liv prend en charge le récit dans le deuxième chapitre, à la première personne, où elle fait le récit de sa vie et de ses interrogations au temps de son adolescence. L’intérêt premier de ce livre réside alors dans sa composition. Il est ainsi question dans ce deuxième chapitre d’une mère, qui n’est pas explicitement nommée comme étant celle de Liv mais dont on doit comprendre qu’elle est la grand-mère de Sabine, grâce aux indications qui parsèment le récit. La construction de cet écrit constitue une réussite de ce point de vue. Le choix de l’énonciation, les titres des chapitres spécifiques à chaque récit et la mention de dates sont autant de points de repère pour guider le lecteur et se situer dans le temps de la narration. Par exemple, le récit de la vie au quotidien de Sabine est toujours titré au moyen d’une date, ce qui le différencie du récit de Liv, qui est divisé en parties comme l’indiquent les titres, qui mentionnent également le lieu de l’action. Toutefois, le récit présente des implicites que le lecteur doit surmonter tout au long de sa lecture, ce qui sollicite son attention et sa curiosité. Cet ouvrage me paraît alors intéressant pour des enseignants qui voudraient étudier les prises d’indice dans l’acte de lecture. Et il semble particulièrement s’adresser à un public de collégiens et de lycéens, du fait de l’identification possible aux personnages. De plus, il peut tout autant être étudié au niveau de son style, que pour les thèmes abordés.

En effet, ce livre est riche de thèmes qui peuvent devenir l’objet d’une analyse ou d’une discussion. Ainsi, le contenu  peut être envisagé, soit en partant de l’histoire des personnages considérés comme des témoins privilégiés d’événements marquant un tournant dans notre Histoire, soit en considérant la portée de ces événements sur l’histoire personnelle et individuelle des deux protagonistes. Cette mise en parallèle entre histoire personnelle et Histoire constitue une des originalités de cet ouvrage.

Une autre thématique très intéressante exposée dans ce livre est la quête de l’identité. De nouveau, le problème se présente de manière double : il est d’abord question de l’adolescence avec l’instabilité affective qui en résulte quant à la découverte du sentiment amoureux et quant au questionnement de l’identité à travers les liens filiaux, mais il est également question de l’identité définie par l’usage d’une langue. Sabine ainsi refuse de parler français. Sa mère au contraire, quand elle se montre contrariée, reprend spontanément sa langue maternelle pour proférer des insultes. Ce livre se situe au carrefour de plusieurs langues : le français, l’américain et l’allemand. Il est à noter que des fragments du texte sont en anglais, l’auteur suppose alors que dorénavant les francophones ont automatiquement des connaissances dans cette langue. Des problèmes plus fins sur la langue sont aussi mis en exergue : le français du Québec se différencie par des tournures particulières du français écrit et parlé en France, c’est ce que met en évidence ce livre. Il nous permet de découvrir la problématique du plurilinguisme et du choix d’une langue de communication dans un milieu familial lorsque cette famille est migrante. De même l’accent et la maîtrise de la langue anglaise trahissent les origines de celui ou celle qui en fait usage.

La chute du mur permet d’entrer au plus près dans la culture des pays visités. Liv découvre ainsi en Allemagne l’importance de la protection de l’environnement, qui guide tous les gestes du quotidien. Aucun voyage n’est anodin, c’est ce qu’entend faire comprendre l’auteur. En effet, même si l’expérience de Liv en Allemagne fut courte et malheureuse, son séjour aura  constitué un tournant dans la vie de cette femme. Le choix de sa profession en découle d’une part et d’autre part, il est la cause de la naissance de sa fille. Mais ce n’est qu’à partir du 11 septembre que les liens qui unissent la mère et la fille vont être bousculés. Le traumatisme éprouvé par la jeune fille à cette date est à l’origine de sa volonté de découvrir sa véritable identité. Pour la mère, l’incident joue le rôle d’un déclencheur. Ce moment la détermine à revivre des éléments de sa propre histoire passée. Ce roman est donc le récit émouvant de deux personnes enfermées malgré elles dans leur propre histoire, qui vont s’ouvrir l’une à la reconnaissance de ses origines et l’autre à celle de son histoire passée, après la chute d’un mur qui les emprisonnait intérieurement et qui s’élevait aussi entre elles deux comme une barrière imaginaire.

Cet ouvrage a donc pour qualité de présenter une histoire riche et bien menée. Les personnages ont de la consistance et sont évoqués de manière crédible, seul le personnage de Jürgen et la coïncidence entre sa première et sa deuxième rencontre avec Liv paraît un peu forcée. Cet ancrage dans la réalité peut séduire bon nombre de lecteurs. Cette impression ne tient pas seulement à la définition d’un cadre historique véridique mais repose également sur l’abondance et la précision des détails donnés du quotidien, qui apportent de la vraisemblance à ce récit, à la manière d’un roman naturaliste. Ce n’est pas seulement une vérité autobiographique que l’on peut percevoir à la lecture mais, dans les éléments fictifs de la narration, sont aussi perceptibles des éléments de réalité, car le ton employé est sincère et la justesse des remarques d’ordre psychologique ne peuvent qu’entraîner l’adhésion du lecteur. Certains commentaires des personnages sont d’ordre philosophique, comme le montre cette réflexion de Liv qui note, qu’il ne se passe rien dans sa vie et qui s’exprime ainsi « Et lorsque par extraordinaire il se passait quelque chose, on ne pouvait ni le prévoir, ni le prévenir, ni le retenir. »

Et c’est bien ce que l’on retient de ce texte et ce que je pourrais uniquement lui reprocher. Les remarques sont vraies et pourtant, on n’arrive pas à les retenir car les événements et les sentiments glissent sur les personnages. Même lorsqu’ il est question d’amour ou d’amitié profonde, la neige et le climat froid du Québec ne sont pas loin et en empêchent semble-t-il leur effusion. Les personnages sont jeunes et déjà, il porte en eux ce que certains pourraient définir comme de la sagesse, j’y vois pour ma part, une grande désillusion, un regard désabusé sur la vie, où chacun évolue dans son propre monde intérieur, avec une grande difficulté à rencontrer l’autre. Pourtant, la narration met en scène des adultes qui essayent de nouer un dialogue, mais chacun est isolé dans son monde de souffrance, chacun « habite un endroit oublié du reste du monde ». Est-ce parce que ce sentiment serait celui qui prévaut dans la jeunesse d’aujourd’hui et dans lequel il peut se reconnaître ?

Je regrette également, dans cette volonté certainement de l’auteur de présenter un récit très proche de la réalité, l’usage nombreux de noms de marque, de mots grossiers et d’éléments d’ordre sexuel. Sont-ils aussi des passages obligés pour garantir le succès d’un livre ? Selon moi, la force d’un récit réside davantage dans la poésie qui s’en dégage et dans son pouvoir de suggestion que dans la crudité de certains propos ou de certaines images. Il est plus intéressant  de s’interroger sur la responsabilité de Liv dans la scène du viol, que d’en avoir la description. Au contraire, des éléments historiques, comme le bombardement de la ville de Dresde, présentent un véritable intérêt documentaire, l’auteur aurait pu davantage amplifier cet aspect.

J’ai noté par ailleurs quelques erreurs typographiques et quelques tournures de phrases qui ne me sont pas familières, mais ce sont peut-être des québécismes. Ce point d’ailleurs mériterait d’être soulevé. En effet, comment cette écriture est-elle reçue suivant l’origine et la langue maternelle du récepteur : le lecteur québécois, le lecteur français ou tout autre lecteur francophone?

Cet ouvrage est donc très riche car il soulève de nombreuses questions et aborde de nombreux sujets d’ordre historique, social, culturel, philosophique et psychologique. Je pense qu’il s’adresse tout particulièrement à un public jeune, qui y trouvera une écriture assez facile, tout en étant variée, nuancée et subtile. La justesse des personnages secondaires, leurs diversités, leurs caractères et la complexité ou l’ambiguïté des relations qui sont développées sont susceptibles d’enchanter ce lectorat, d’autant que tout semble fait par l’auteur pour mettre à distance les personnages qui figurent des adultes, ce qui accentue cette impression de confidences livrées sur la vie. Ce livre à mon sens est un très bon ouvrage pour la jeunesse, un parcours initiatique au terme duquel Liv a «renoncé à (son) histoire de malheur » tel qu’il l’est énoncé à la fin du livre mais ce sur quoi je ne reste pas totalement convaincue.

 

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