Paris et le créateur étranger : une histoire d’amour ?

Texte initialement lu lors d’un colloque sur les créateurs  étrangers à Paris  27 novembre 2004

A coup sûr, Paris est la ville des amoureux.

Même si je ne connais pas de statistiques fiables à cet égard, c’est incontestablement le lieu du monde où l’on voit le plus de couples s’embrasser dans la rue. Est-elle aussi la ville la plus hospitalière pour les artistes, et notamment pour les écrivains de pays autres que la France ? Ils y viennent certes nombreux, attirés par la réputation d’une ville-capitale culturelle, où artistes et écrivains sont pris au sérieux par l’opinion publique, c’est-à-dire par les médias, par les hommes politiques et donc aussi par d’éventuels bailleurs de fonds. Ils y bénéficient en plus des avantages du dépaysement, cet état particulier qui nous détache de notre culture d’origine sans nous la rendre étrangère, qui nous permet le rapprochement avec la culture d’accueil sans pour autant la faire disparaître dans l’habitude devenue seconde nature ; ce dépaysement qui nous apprend à porter un regard plus lucide tant sur soi que sur les autres. Mais, très vite, une question se pose qui divise ces créateurs étrangers en deux grands groupes. A la différence des peintres, des musiciens ou des cinéastes, en effet, les écrivains ne disposent pas d’un langage universel mais s’expriment dans une langue particulière, compréhensible pour les uns, opaque pour les autres. Mis à part les auteurs provenant d’autres pays ou régions francophones, tous se trouvent placés devant ce choix : se contenter de profiter de leur présence dans cette ville et de son agitation artistique, pour poursuivre leur action dans leur langue et leur pays d’origine ; ou bien devenir les acteurs de la vie culturelle parisienne. Plus concrètement, la question se pose pour eux : se serviront-ils toujours de leur langue natale ou écriront-ils désormais en français ?

Le créateur étranger suscite à Paris curiosité, voire bienveillance tant qu’il reste suffisamment étranger. Quand il commence à participer à la vie française, il perd peu à peu son aura exotique et se trouve pris dans la compétition locale acharnée, où les appelés sont légion mais les élus peu nombreux. On pourrait évoquer à ce propos mille et une histoires. La tenue même d’une réunion comme la nôtre aujourd’hui indique que Paris sait parfois cultiver l’hospitalité. Mais pour ne pas nous laisser aller à trop d’illusions bienveillantes, je voudrais profiter des quelques minutes dont je dispose pour évoquer ici le destin, pas toujours idyllique de quelques créateurs étrangers ayant vécu à Paris. Sans cesser d’écrire dans leur langue natale, ils ont essayé aussi de participer à la littérature française. Il s’agit d’un Irlandais de langue anglaise, Oscar Wilde, d’un citoyen de l’empire austro-hongrois, né à Prague et écrivant en allemand, Rainer Maria Rilke, enfin d’une Russe, Marina Tsvetaeva. Le choix de ces trois noms parmi tant d’autres comporte, je l’admets, une part de hasard : il se trouve simplement que j’ai été amené à travailler, dans une toute autre optique, sur ces trois auteurs précisément.

Grandeur et misère d’Oscar Wilde

Vous connaissez sûrement tous l’histoire d’Oscar Wilde. Il aura vécu à Paris à deux reprises. La première se situe en 1891. Il y arrive auréolé d’une réputation de maître à penser de la nouvelle génération, éprise de beauté. Dandy magnifique, il suscite l’admiration générale. Mallarmé s’empresse de l’inviter à ses mardis, les jeunes loups – Marcel Schwob, Pierre Louys, André Gide – l’idolâtrent ; Marcel Proust aussi, même si sa maladresse juvénile irrite un peu Wilde. Il s’exprime en français avec la même élégance qu’en anglais, et écrit une première œuvre dans sa langue d’emprunt : Salomé. « Je suis un Français de sympathie », déclare-t-il avant de repartir pour Londres. Il reviendra à Paris en 1898, mais rien n’est plus comme avant. C’est qu’entre temps a eu lieu en Angleterre un procès retentissant pour offense aux bonnes mœurs : Wilde a été condamné à un an de prison pour homosexualité et c’est après avoir purgé sa peine qu’il a choisi de vivre en France. Honni par la bonne société, il a perdu de plus son goût d’écrire ; en conséquence, ses revenus s’en trouvent drastiquement réduits. Plus aucune cour d’adorateurs ne l’entoure. Wilde constate amèrement : « Ces Parisiens qui léchaient mes bottes de conquérant il y a dix ans prétendent aujourd’hui ne pas me voir. » Gide le revoit, mais c’est pour lui faire la leçon ; Wilde réplique : « On ne devrait pas faire de reproches à quelqu’un qui a été frappé. » Il mourra en 1900 à Paris, dans un hôtel miteux de la rue des Beaux-Arts.

Rilke : de l’indifférence à la reconnaissance

L’expérience parisienne de Rainer Maria Rilke

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Rilke

suit une trajectoire inverse : elle va plutôt de l’indifférence à la reconnaissance. Rilke arrive à Paris en 1902, il découvre une ville froide et cruelle, dont il a laissé la description inoubliable dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge. En 1905 il devient le secrétaire particulier de Rodin et s’installe à Meudon ; l’année suivante il revient à Paris où il habite par intermittence jusqu’en 1914. Après la fin de la Grande guerre qu’il passe en Allemagne et en Autriche, il veut rendre visite à sa ville préférée. Il écrit à une amie : « Qu’il m’est doux d’aller en France pour aimer Paris cette fois de tout mon sentiment infini » (le 19.10.20). En octobre 1920, Paris cesse d’être un rêve et devient « la plus pénétrante réalité » (le 20.10.20). Rilke y revient pendant huit mois en 1925. A la différence de ce qu’il avait vécu pendant sa jeunesse, il est maintenant reconnu comme un grand poète de langue allemande et, qui plus est, un remarquable traducteur du français. Lui -même commence à écrire des poèmes en français, qu’il réunira dans le recueil Vergers. Les écrivains de la capitale se montrent aimables avec lui. Valéry, qu’il a traduit en allemand, le reçoit, mais il est trop occupé par son élection à l’Académie française pour lui consacrer beaucoup de temps. Rilke est en revanche souvent invité dans les salons littéraires : chez la princesse Bibesco, chez la comtesse Anna de Noailles. En même temps, les journaux nationalistes allemands lui reprochent ce qui apparaît à leurs yeux comme une trahison nationale et une coupable connivence : il écrit dans la langue de l’ancien ennemi ! De retour chez lui en Suisse, Rilke résume ainsi ses impressions : « Il reste maintenant encore manifeste à mes yeux que Paris est un paysage, même le cœur de Paris est un paysage, avec au-dessus de lui non pas un ciel de ville (un succédané de ciel), mais les plus admirables ciels du monde, les plus libres, les plus ouverts, les ciels de saint Louis et de Jeanne d’Arc, vivants, complices et doux dans la lumière, éveillés dans le vent, des ciels inspirés, des ciels de gloire et de souvenir, des ciels de victoire auxquels nulle autre ville ne peut se référer. Les jardins étaient admirables comme toujours (j’habitais en face de l’inépuisable Luxembourg !), les petites rues autour de Saint-Sulpice aussi Italie des Médicis qu’autrefois, les quais un ensorcellement. Mais la vie a changé là-bas aussi, elle est plus chère et moins naturelle, l’absurde danger des traversées de rue altère la liberté de mouvement, elle aussi dans une certaine mesure paysanne, à laquelle on pouvait s’abandonner, on est vraiment de vingt à cent fois par jour, dès qu’on quitte le trottoir, un condamné à mort qui reçoit au dernier moment sa grâce provisoire des mains d’un agent de ville. Je vous ai déjà écrit de là-bas que j’avais vu beaucoup de monde – j’ai vraiment atteint à peu près tous ceux qui se laissent atteindre – les ai tous trouvés aussi agités que je l’étais moi-même, aussi prévenants que prompts à oublier, occupés, occupés avant tout à garder de toute façon leurs distances » (lettre du 12.11.25).

Le destin tragique de Marina Tsvetaeva

JPEG - 8.4 koMarina Tsvetaeva arrive à Paris à peine quelques mois après le dernier départ de Rilke. Elle partage ses impressions concernant les dangers de la circulation à pied. « Je ne vis pas à Paris, écrit-elle dans une lettre, mais dans un certain quartier. Je connais le métro, dont je me débrouille mal, je connais les automobiles, dont je ne me débrouille pas du tout (à chacune qui ne m’ait pas écrasée – sentiment d’une barrière franchie) » (le 2.1.26). Paris, dit-elle au même moment à un autre correspondant, est « la ville la plus effrayante, la plus improbable du monde ».

Tsvetaeva parle parfaitement le français et désire participer à la vie littéraire française ; mais elle a le triple handicap d’être femme, pauvre et plus assez belle (elle a alors 33 ans). A la mort de Rilke, avec qui elle a entretenu une correspondance passionnée en 1926, elle écrit un texte évoquant le destin du poète, qu’elle soumet à des revues comme le Commerce ou la NRF ; cette demande reste sans réponse. Elle traduit ses propres poèmes et les propose à Brice Parain, toujours à la NRF ; celui-ci les écarte comme étant à la fois trop différents de ce qui se fait en France et comme pas assez pro- soviétiques. Les hommes de lettres français dont elle fait la connaissance, Charles Dubos, Jacques Maritain, Charles Vildrac, Pierre MacOrlan restent polis et évasifs ; personne ne semble s’apercevoir qu’un des plus grands écrivains du XXe siècle vit incognito à Paris. Elle écrit en français plusieurs textes en prose ; aucun ne trouve grâce aux yeux des éditeurs parisiens. En 1937, année du centenaire de la mort de Pouchkine, elle propose ses traductions du poète russe en français ; Jean Paulhan lui fait savoir qu’il n’a pas envie de publier un tel ramassis de lieux communs… Le séjour parisien de Tsvetaeva s’interrompra brusquement en 1939, à la suite d’une sombre affaire de meurtre politique, à laquelle se trouve mêlé son mari, devenu entre temps agent secret soviétique. Elle-même doit quitter la France et rentrer en URSS, où elle se suicidera deux ans plus tard. Avant de partir, elle écrit un dernier poème, dans lequel elle assimile son sort à celui de Marie Stuart, partie de France vers Angleterre où l’attend l’échafaud ; et c’est par sa lecture que je voudrais terminer ces remarques inaugurales à notre rencontre. Le poème s’intitule Douce France, et il porte en épigraphe cette formule, répétée trois fois et signée : « Adieu, France ! Adieu, France ! Adieu, France ! Marie Stuart ». Voici le texte de ce bref poème :

Plus douce que la France N’est pas de contrée. En toute souvenance Deux perles m’a donné.

Elles restent immobiles Au bout de mes cils. J’aurai un départ A la Marie Stuart.

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