La civilisation et son double

Qu’est-ce que la culturalité, comment façonne-t-elle nos civilisations ? Ce sont les questions que pose Claude-Raphaël Samama dans son stimulant et nécessaire essai d’herméneutique intitulé justement Les civilisations du monde et leurs culturalités. Le philosophe et poète poursuit ainsi, avec cette constance et cette polyvalence qui le caractérisent, sa réflexion sur les ressorts du savoir et de la culture. Car, affirme l’auteur, la culturalité touche les « soubassements archaïques fondateurs » que ne peut englober la seule notion de culture ; elle procède de cet « inconscient collectif », de ce « symbolisme spirituel dynamique » qu’il convient plus que jamais aujourd’hui d’explorer.

Voilà d’emblée réactualisé le débat entre culture et civilisation, universalisme et particularisme. En1995, dans son ouvrage Le destin des immigrés Emmanuel Todd avait apporté à cette discussion un éclairage nouveau en pointant la façon dont chaque groupe social gère la transmission de l’héritage. Certaines sociétés privilégient la transmission héréditaire à un seul membre de la fratrie, d’autres le partagent équitablement entre descendants. D’où une société plus égalitaire, alors que les secondes établissent une différence pour conserver l’indivision du patrimoine.
Si l’anthropologue ne fait pas de distinction entre culture et civilisation, Michel Tournier s’y emploiera un an plus tard dans son essai Le miroir aux idées. Pour le romancier, c’est « … La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse.  Dans la Peur des Barbares, paru en 2008, Tzvetan Todorov renverse à son tour cette équation ; pour lui les « cultures » doivent être mises au pluriel parce qu’elles se limitent « à identifier un segment du monde inscrit dans l’histoire ». Et il précise que si tout groupe humain stable « possède nécessairement une culture », en revanche « certains groupes sont plus civilisés que d’autres ». La civilisation contribuerait pour le sémiologue à mesurer le degré d’éthique et d’humanisme d’une culture et à prévenir ainsi le « choc des civilisations » prédit par Samuel Huntington et auquel le présent essai cherche aussi à répondre.

Aujourd’hui cette interrogation est plus que jamais brûlante alors que la conflictualité entre grandes puissances d’Orient et d’Occident n’a jamais été aussi forte. À la différence de ces célèbres prédécesseurs, Samama reprend et approfondit sa méthode comparatiste. Il y passe en revue trois civilisations extrême-orientales, l’Inde, le Japon et la Chine, dont il scrute les fondements symboliques, lesquels sont pour lui, d’abord scripturaires. Il en fera autant pour l’Islam, l’occident chrétien et ce qu’il appelle l’hébraïco-judaïsme. Tout ceci entre Tao, écrits confucéens, mythologies indianistes, Ecritures catholiques et réformées, Bible et Coran sans nul doute… Pourquoi ? Mais pour observer comment agissent des surdéterminations, des intrications profondes qui produisent de l’identité collective et différentielle.

Pourtant, « qui trop embrasse, mal étreint » pourraient reprocher à cet ouvrage certains observateurs. D’autres, dont je suis, voient au contraire dans cette perspective wéberienne la meilleure approche pour comprendre par exemple, comment le syncrétisme bouddhiste, confucéen ou shintoïste, mêlés au marxisme (Chine) ou au capitalisme libéral (Japon), permet des développements économiques, technologiques et politiques au-delà de ce que la Réforme protestante a pu produire en Europe. C’est là où réside l’intérêt de ce livre. Cette grande synthèse revisite notre humaine et historique condition en dix chapitres denses sans êtres touffus. Une langue fluide évite les pièges de l’érudition jargonneuse. Les concepts et les néologismes qui peuvent rebuter le lecteur sont aussitôt expliqués, vulgarisés afin de garder en alerte l’attention sur cette identité plurielle qui analysée, nous révèle sa complexité.

Devrions-en avoir peur, craindre qu’elle s’effondre ou nous échappe, fragilisée par les coups de boutoir d’une modernité dite corrosive et parfois amorale ? Faudra-t-il alors revenir aux dogmes d’une pensée universalisante qui impose son système, avec à la clef, un autoritarisme politique déjà en action ? À la suite de Foucault, Levinas, Glissant, Ricœur… l’auteur demeure soucieux d’approfondir la connaissance de l’autre. C’est en ce sens que la culturalité est une déclinaison interculturelle, chère déjà à un Las Casas, un Herder ou un Taylor, qu’il importe ici de laïciser et de creuser pour éviter toute assignation symbolique devenue dogmatique. L’auteur isole trois notions pour ce faire : le holisme social, la densité traditionnelle, les capacités mutationnelles, mimétiques et ludiques. Ces concepts opératoires permettent de comprendre la différence entre l’in­dividualisme moderne européen « toujours intramondain, c’est-à-dire qui se propose d’agir pour et dans ce monde-ci » et l’individua­lisme extrême-oriental qui « est lui le plus souvent extra-mondain. Le salut individuel est alors soit dans la négation du monde comme illusion (bouddhisme), soit par rapport au monde posé comme harmonie naturelle entre destin et fatalisme, soit par rapport au monde comme lieu neutre et à domestiquer. »

Cette distinction serait plus que jamais utile pour comprendre les conflits actuels entre Orient et Occident. Les penseurs du libéralisme européen ont cru un moment que la supériorité technologique de l’Occident induite par le marché suffirait à trancher le nœud gordien de la supériorité culturale et des particularismes. Ainsi par mimétisme et intérêt, la créativité individuelle s’en trouverait fortifiée partout dans le monde, sous l’égide des droits humains censés la protéger. Cet angélisme a fait long feu.

Aujourd’hui, nous constatons qu’au contraire la mondialisation a renforcé une culturalité identitaire. Et c’est précisément sur son socle que les régimes autoritaires s’appuient pour justifier leur emprise sur leur société civile. Comment éviter que cette « assignation symbolique » poussée à outrance ne devienne le terreau des post-fascismes contemporains ? L’auteur prône une « théorie culturale des identités » qui passe par l’apprentissage de nos différences et aussi largement, sur la manière dont la technique les influence. La Technique, dont la Loi est l’avers, demeure encore aujourd’hui le grand impensé de notre modernité. Un autre grand chantier en perspective pour refonder cet « humanisme relatif » si nécessaire que l’auteur appelle de ses vœux.

Les civilisations du monde et leurs culturalités. Essais d’herméneutique culturale, Claude-Raphaël Samama 330 p, L’Harmattan, 2022

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