Daniel Cohn-Bendit : Haut-parleur, commentateur… icône médiatique ?

Publié  le 3 juin 2008

Article extrait du numéro hors série n° 4 de la revue Médiamorphoses, « Les empreintes de Mai 68 », sous la direction d’André Gattolin et de Thierry Lefebvre, co-éditée par l’INA et Armand Colin, mai 2008.

Né à Montauban en 1945, Daniel Cohn-Bendit vit en Allemagne de 1952 à 1965, avant de revenir en France pour y étudier la sociologie. Inscrit à l’Université de Nanterre, il est âgé d’à peine 23 ans au moment des événements qui le voient s’imposer aux yeux du monde comme la figure emblématique de Mai 68. À travers le mouvement du 22 mars qu’il anime avec quelques amis, il participe activement aux premiers soubresauts qui agitent l’université française, puis embrasent le pays dans une grande vague de contestation politique et sociale. Surnommé « Dany-le-rouge » en raison de sa chevelure rousse et présenté par le pouvoir comme

JPEG - 4.6 kol’agent en chef de la subversion, il est expulsé vers l’Allemagne le 21 mai 1968. Revenu clandestinement à Paris le 28 du même mois, il quitte peu de temps après un pays où il restera interdit de séjour jusqu’en 1978. Installé à Francfort, il se lie alors d’amitié avec Joschka Fischer, futur vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne de 1998 à 2005. Acteur du mouvement alternatif outre-Rhin, il participe en 1976 à la création de Pflasterstrand (littéralement, la « la plage des pavés »), journal contestataire qu’il dirige jusqu’en 1984. Cette même année, il rejoint les Grünen, le parti des écologistes allemands. En 1989, Volker Hauff, maire SPD de Francfort, le nomme adjoint en charge des questions multiculturelles dans une ville où les conflits intercommunautaires, notamment entre populations turque et kurde, sont fréquents. S’acquittant avec un certain brio de cette tâche, il choisit en 1994 de se présenter à la députation européenne sur les listes vertes allemandes. Élu pour une première législature, Cohn-Bendit décide en 1999 de prendre la tête de la liste des Verts français aux Européennes : il recueille 9,72 % des voix. En 2002, il devient co-président du groupe vert au Parlement européen, fonction qu’il occupe encore aujourd’hui après sa réélection en Allemagne en 2004. Dans cet entretien accordé à Médiamorphoses en décembre dernier, Daniel Cohn-Bendit revient sur les événements de 68, le rôle qui fut le sien à cette époque. Il s’exprime également sur le rapport particulier qu’il entretient depuis avec les médias, le milieu journalistique et la médiatisation de son personnage.

André Gattolin – De toutes les figures de la contestation qui émergent en Mai 68 vous êtes la plus atypique par votre profil – vous êtes plus jeune et ne provenez d’aucun des courants traditionnels de l’extrême gauche française – et en même temps vous devenez rapidement le personnage le plus emblématique de ce mouvement. Comment expliquez vous ce paradoxe ?

Daniel Cohn-Bendit – C’est justement parce que j’étais différent des autres qu’on m’a prêté ce rôle. Le moteur de la révolte, au début, a été quelque chose de complètement différent du politique et de la réflexion classique de l’extrême gauche de l’époque. Mon côté atypique a été un avantage. Je n’étais pas scotché à ces histoires de l’extrême gauche, du syndicalisme étudiant traditionnel et aussi du langage révolutionnaire marxiste de l’époque.Je me rappellerai toujours de Joan Baez venue à Paris en 1967 pour parler de la guerre du Vietnam avec les étudiants français. C’était à la salle Bullier, en face de la Closerie des Lilas. Elle était pacifiste et elle expliquait sa révolte contre la guerre. Tous les syndicalistes, toute l’extrême gauche était là affirmant que la non-violence n’était pas possible, qu’au Vietnam c’était la lutte de classe. J’étais le seul à la défendre, je disais : « Arrêtez de nous casser les pieds ! Ils ont peut-être un mouvement contre la guerre qui s’inscrit dans la logique de la constitution américaine, mais il faut reconnaître que ce mouvement est bien plus fort que ce qu’a été ici l’opposition à la guerre d’Algérie ». Face au langage extrêmement typé de l’extrême gauche, mon discours détonnait. J’étais à contre-pied du concert ambiant. Dès ce moment-là, les journalistes se sont dit : « il parle autrement, il est différent ». Cette différence les intéressait er leur permettait aussi d’écrire un peu autre chose.

André Gattolin – En 1968, vous êtes étudiant en sociologie à Nanterre. Avant les événements, à quoi vous destinez-vous ? Étiez-vous tenté par le journalisme et les médias ?

Daniel Cohn-Bendit – Non, à l’époque, je voulais faire de la planification scolaire, de la recherche dans l’éducation. Quand j’étais encore au lycée en Allemagne, j’avais assisté à des réunions cherchant à définir le système scolaire de demain. Cela m’intéressait, je voulais travailler dans ce domaine.

Thierry Lefebvre – J’ai retrouvé un article de Jean Durieux paru en juin 1968 dans Paris Match. Durieux raconte beaucoup de choses sur vous : il vous demande des photos, vous acceptez et il dit que vous en négociez le prix avec son journal. C’était la première fois que vous aviez des rapports de cette nature avec des journalistes ?

Daniel Cohn-Bendit – Mes premiers contacts avec les médias datent du moment où j’ai commencé à émerger à partir de l’automne 67. Je n’étais pas coutumier du genre, mais mon côté anar et libertaire me faisait dire :« Après tout, les médias ont de l’argent, s’ils veulent ma photo qu’ils payent ! ».

Thierry Lefebvre – En relisant cet article de Durieux, j’ai l’impression que vous aviez déjà tout compris de la modernité et du fonctionnement la société du spectacle. Le livre de Debord était sorti un an auparavant. Comment vous positionniez-vous par rapport aux situationnistes ?

Daniel Cohn-Bendit – Nous avons été très influencés par les situs, par leur petit pamphlet De la misère en milieu étudiant et surtout par le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Pour nous, c’était une modernisation de la pensée libertaire. C’étaient des gens qui parlaient d’une société plus solidaire et en même temps il n’y avait pas plus exécrables qu’eux. C’était un groupe d’un autoritarisme incroyable. J’ai d’ailleurs toujours dit « Les situs, il faut les lire, surtout pas les côtoyer ». Plus spontanément dans ma pratique, j’ai, c’est vrai, essayé d’instrumentaliser les médias pour moi et mes idées. Après 68, surtout quand j’ai commencé à faire de la politique plus traditionnelle, j’ai eu une conscience plus développée de tout cela, et compris qu’il fallait quand même prendre les journalistes au sérieux, qu’il y avait une distance entre eux et moi et que, chacun à notre manière, nous décryptions une certaine réalité. Mais je n’aime pas cacher ce que je pense. Souvent lorsqu’on discute avec des journalistes aujourd’hui, ils vous demandent si c’est « in » ou « off ». Je leur réponds que pour moi, cette distinction n’existe pas. Quand je dis quelque chose, c’est à la fois in et off. C’est un rapport direct et ils peuvent en faire ce que vous veulent.

André Gattolin – Je crois que vous n’avez jamais poursuivi de journaliste en justice…

Daniel Cohn-Bendit – Jamais ! Je n’ai pas à porter plainte contre un journaliste, quoi qu’il dise ou qu’il écrive. Je suis prudent là-dessus, parce que si on commence à répondre à des journalistes ou à les attaquer, on en oublie toujours un, et là les gens se disent : « S’il n’a pas répondu c’est que … ». Ce que les journalistes écrivent, ce n’est pas la vérité ; chacun a sa vérité et sa fiction des choses. C’est comme les documentaires, ce n’est pas la réalité, c’est un montage qu’un réalisateur fait de la réalité. C’est cela qui a créé, je crois, un rapport assez bizarre entre les journalistes et moi. Encore aujourd’hui, les journalistes ont du mal à savoir ce que je suis : je suis à la fois un politique et un commentateur, quelque chose entre les deux. Au début, mon côté révolutionnaire m’incitait à instrumentaliser les médias. Pour revenir à l’article de Durieux, vous noterez que ce qu’il écrit sur moi à est plutôt gentil. Il ne dit pas : « C’est un petit con ». Il me trouve même sympathique. J’ai toujours eu un rapport très ouvert avec lui alors que pour nous en 68 Paris Match c’était les méchants…

Thierry Lefebvre – Mais à l’époque tous ces gens qui venaient vers vous, qui voulaient vous interviewer, vous photographier… Comment viviez-vous ça ?

Daniel Cohn-Bendit – Je ne me posais pas beaucoup de questions. Il ne faut pas se monter tout un truc là-dessus a posteriori. Je trouvais même cela assez jouissif. Que les caméras se tournent vers moi et que des télévisions du monde entier m’interviewent, pourquoi pas ? Non, je vivais ça bien !

André Gattolin – À quel moment de 1968 prenez-vous conscience de l’ampleur exceptionnelle des événements qui se déroulent ? Quand sentez-vous que les choses prennent une tournure historique ?

Daniel Cohn-Bendit – Cela se passe globalement en deux temps. D’abord quand cela s’anime à Nanterre et que j’essaie d’expliquer aux organisations qu’elles ne peuvent pas continuer leur discours traditionnel de syndicalistes étudiants parce que ça bouge partout dans le monde et qu’ailleurs les étudiants commencent à revendiquer quelque chose de complètement différent. Dans ma tête, à cette époque, ce qui est en train de se produire en France s’inscrit dans un mouvement plus global. Ensuite, il y a les affrontements du 3 mai à Paris, et je comprends qu’une dimension nouvelle se met en route, que les choses basculent à une grande échelle.

André Gattolin – Et plus personnellement, à quel moment prenez-vous conscience du rôle important qui est le vôtre dans ces événements ?

Daniel Cohn-Bendit – Ce n’est pas comme cela que ça se passe. À cette époque, je vis au jour le jour. Je ne me couche pas le soir en me disant : « Bon maintenant tu es devenu ceci ou cela ». Sur l’instant, je joue avec mon phénomène, je me joue de mon phénomène qui se développe. C’est vrai que cela me fait plaisir. En même temps, je m’aperçois assez rapidement, au bout de deux ou trois semaines, que la dimension prise par mon personnage me dépasse complètement. Quand plus tard je décide de retourner en Allemagne, c’est sûrement une forme de fuite que j’opère, une volonté de faire une pause avec tout ça. Le personnage que j’incarne et les projections qu’il y a en moi commencent vraiment à me dépasser.

André Gattolin – Vous êtes alors présenté comme le patron des enragés, le chef du complot de l’étranger ; on vous appelle Dany-le Rouge…

Daniel Cohn-Bendit – Oui, mais tout cela n’est pas grave. Même l’expression d’« anarchiste allemand » que Marchais utilise pour parler de moi ne m’affecte pas particulièrement sur le coup. Non, ce qui est beaucoup plus difficile à vivre pour moi, c’est ce qui vient de l’intérieur du mouvement. Il y a une anecdote qui illustre bien cela. Un jour, juste après la grande manifestation du 13 mai, je me balade dans la rue et je rencontre un copain qui me dit, « Maintenant tu dois faire attention, tu as la responsabilité historique d’un dirigeant révolutionnaire ». Le mec avait l’âge de Gaby mon frère aîné, et il ajoute « Tu dois changer tes comportements ». Sur le moment, j’ai rigolé, mais c’est quelque chose qui m’a fortement interpellé…

André Gattolin – Vous ne vous appartenez plus ?

Daniel Cohn-Bendit – Oui, je ne m’appartiens plus. À la même époque, nous sommes invités par un groupe d’une quarantaine de psys parmi lesquels Jacques Lacan. Ils nous demandent « Que pouvons-vous faire pour vous ? ». Et nous, comme on était très malins, on leur répond, « On ne sait pas, vous n’avez qu’à prendre des pavés et descendre dans la rue ». Un peu plus tard dans la soirée, je leur dis : « Il y a des tas de copains qui sont en prison. Si vous pouviez filer du fric pour payer les avocats ». Ils nous ont donc filé du fric. On en a donné la moitié aux avocats et, avec l’autre moitié, on est allé bouffer à la Coupole. Quand j’ai raconté ça au copain croisé dans la rue, au lieu de rire, il me dit « Tu ne peux pas faire ça, tu n’as plus le droit, tu n’as plus le droit de jouer, c’est malhonnête ».

André Gattolin : Vous étiez une sorte de flibustier… ?

Daniel Cohn-Bendit – Oui, ou plutôt non, j’étais dans la piraterie révolutionnaire… De leur côté, Geismar et Sauvageot savaient rester dans leur rôle, institutionnel et militant. Moi j’étais quelque chose de très bizarre, un OVNI… C’est là que des projections lourdes ont commencé sur moi et qui font qu’à la fin mai, je décide de me barrer.

Thierry Lefebvre – Ce phénomène de projection n’est-il pas lié à votre forte médiatisation ?

Daniel Cohn-Bendit – Ce phénomène commence tôt. À Nanterre, je suis déjà une grande gueule. Et la grève qui y débute là exprime un peu avant les autres ce que beaucoup ressentent. C’est la raison pour laquelle je me définis comme un haut-parleur, plutôt que comme un leader. Je n’ai pas un comportement classique de leader, de dirigeant. C’est pour cela que j’ai eu la sympathie de ceux qui faisaient grève. Je n’avais pas un langage borné. Les médias qui débarquent à Nanterre découvre un type un peu spécial. Pour eux c’est une aubaine. Ils parlent de moi et ainsi renvoient mon image à ceux qui veulent savoir ce qui se passe. Il y a une sorte de jeu qui s’instaure implicitement : je joue avec les médias et les médias jouent avec moi. C’est ainsi que je m’impose et qu’on m’impose dans l’espace public. Puis lentement cela commence à me poser des difficultés en tant qu’individu. Je suis un personnage et en même temps je n’ai que 23 ans. En février 1967, personne ne me connaissait. J’étais avec un groupe de copains anars, on faisait une petite revue –  Noir et rouge – que personne ne lisait. Et six mois après, je suis à la Une des médias du monde entier. Je suis alors quelqu’un d’autre, et les gens me regardent autrement. Le côté positif, c’est que d’être connu et d’avoir suscité la terreur, fait que dans la réalité les gens vous regardent autrement et que, par contraste, tout ce que vous avez de positif devient alors perceptible par eux beaucoup plus rapidement. Si vous êtes inconnu, vous pouvez avoir plein de choses positives, les gens ne le verront pas et passeront à côté. C’est ce qui se passe pour moi en 68 ; je deviens un autre personnage et je perds mon enracinement. Je suis sur un nuage, je ne suis plus amarré. J’ai mis près de deux ou trois ans après 68 pour reprendre mon véritable personnage. Mais c’est à partir de 68 que j’ai commencé à avoir une relation avec les médias qui s’est perpétuée depuis, même si j’ai changé politiquement. Cette relation de fascination mutuelle entre des journalistes et moi, moi et des journalistes est restée. Ce qui est difficile à tenir, c’est la frontière entre l’envie d’être aimé ou accepté et l’opportunisme…

André Gattolin – La marge est étroite…

Daniel Cohn-Bendit – Très étroite.

André Gattolin – J’aimerais qu’on parle de cette fameuse photo de Gilles Caron, celle où vous souriez avec insolence à ce CRS qui vous fait face…

Daniel Cohn-Bendit – Cette photo, c’est celle qui m’a faite. S’il fallait résumer mon rapport avec les médias ou avec l’espace public, je dirais que c’est cette photo qui m’a fondamentalement défini. Elle exprime tout le côté positif de la révolte de 68, c’est-à-dire l’insolence, l’insouciance, le sourire, la sympathie. Ce n’est pas l’image agressive et casquée du révolutionnaire avec le couteau entre les dents, c’est le contraire. Je crois que les projections positives que beaucoup de personnes ont de Mai 68, ce côté de libération individuelle et collective, se cristallisent dans cette photo.

André Gattolin – Il y a beaucoup de symbolique en jeu dans cette image. On a aussi l’impression que vous jouez de la complicité avec les photographes qui sont présents…

Daniel Cohn-Bendit – Oui, Il y a quelque chose de surréaliste dans ce contraste entre un casque très violent et ce sourire qui est désarmant. La situation est complètement ridicule et l’image semble dire : « Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ils sont tous casqués ? ». Ce jour-là, nous ne pouvions pas rentrer dans la Sorbonne parce qu’elle était fermée, alors nous avions remonté le boulevard Saint Michel et étions passés par la rue Soufflot. C’était amusant, parce qu’il y avait beaucoup de photographes. Certains disaient : « Vous allez voir, les casseurs vont prendre d’assaut le conseil de discipline ». Et nous, nous déambulions tranquillement à côté des CRS… C’était une situation d’un autre monde, d’un autre âge, d’un autre siècle. On sentait très bien qu’il y avait des choses qui se terminaient, qu’un vieux monde était en train de s’écrouler. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’était un visage totalitaire qui nous faisait face, mais, en tout cas, ce visage était devenu ridicule.

Thierry Lefebvre – Votre objectif, à l’époque, est justement de ridiculiser le pouvoir. Vous le déclarez à plusieurs reprises…

Daniel Cohn-Bendit – Absolument. C’est le pouvoir qui était à contresens de l’Histoire. Un pouvoir qui se ridiculisait et qu’il fallait ridiculiser.

Thierry Lefebvre – Cela rappelle un peu les manifestations hippies aux États-Unis. Il y a également cette anecdote où vous revenez à la frontière allemande et vous dites à vos camarades : « Cueillons des fleurs et allons les donner aux CRS »…

Daniel Cohn-Bendit – Oui, c’est un peu plus tard, mais j’ai toujours aimé le mouvement hippy. J’étais beaucoup plus imprégné par toute cette contre-culture que par le mouvement français traditionnel, trotskyste, marxiste-léniniste ou libertaire.

Thierry Lefebvre – Comment avez-vous connu la contre-culture anglo-saxonne ? vous écoutiez du rock, vous voyagiez… ?

Daniel Cohn-Bendit – J’étais assez musique. Je me trouvais aux États-Unis quand A Hard Day’s Night est sorti. J’ai été très impressionné par ce que cela avait créé. En 1964, j’ai assisté à un concert de Joan Baez à Forest Hill. Il y avait 10 000 personnes. À un moment donné, après vingt minutes de concert, elle a dit : « C’est ennuyeux de chanter seule, j’ai amené un copain avec moi » et elle fait entrer sur scène un petit mec avec une voix très nasillarde. C’était Bob Dylan. Et ils ont chanté ensemble pendant deux heures. Tout cela fait donc partie de ma culture.

André Gattolin – Vous avez rencontré Mick Jagger, je crois…

Daniel Cohn-Bendit – J’ai toujours beaucoup aimé les Stones. Je trouvais que Jagger incarnait sur scène un désir de liberté. Je l’ai rencontré une fois à Paris après ma levée d’interdiction de séjour au début des années 80. Je déjeunais dans un restaurant, et il était installé à la table à côté. Depuis longtemps, j’avais envie de faire une interview de lui. Je lui dis : « Bonjour, vous ne savez peut-être pas qui je suis… ». Il me répond : « Mais si, je vous connais, vous êtes « Dany-the-red ! ». On a discuté, puis il m’a donné son numéro de téléphone que j’ai malheureusement égaré peu de temps après….

Thierry Lefebvre – Ne vous considériez-vous pas vous aussi, à un certain moment, comme une « rock star » ?

Daniel Cohn-Bendit – Une « rock star » ? Je ne crois pas. Mais c’est vrai que derrière le star-system, il y a une envie des gens de s’identifier à un personnage. Depuis 68, il y a effectivement beaucoup de gens qui ont de moi l’image d’un type qui fait de la politique autrement ; un type qui veut être indépendant. C’est pour cela qu’il y a un rapport d’identification, d’acceptation. Parfois quand je me promène avec ma femme, il y a des gens qui viennent et me disent des choses complètement folles du type « Heureusement que vous existez ! ». Mais il y a aussi des personnes qui me trouvent exécrable. C’est pour cela qu’il ne faut pas trop simplifier. Il y a un ou deux ans, je vais au théâtre voir Le Roi Lear avec Michel Piccoli. Je prends mes billets et derrière moi, il y a un type qui me dit : « Bonjour Daniel ! ». Je me retourne, c’était Jospin. On parle un peu, puis on rentre dans la salle. Ce qui m’a frappé après le spectacle, c’est que très peu de gens sont allés le voir, alors que beaucoup sont venus me parler. Lui, il était l’autorité qu’on n’abordait pas. Moi, on ne cesse de venir me dire : « Il faudrait que tu fasses ceci ou cela… ». J’ai l’impression de faire partie du bien public. Je suis une sorte de service public… (Rires).

André Gattolin – Il y a un côté formidable à cela, mais aussi un côté terriblement lourd à porter. N’avez-vous pas parfois envie de tout laisser tomber ?

Daniel Cohn-Bendit – Je ne suis pas de ceux qui s’en plaignent. Quand je n’en peux plus, je me casse. Mais votre question en cache une autre : « Est-ce que je trouve ça agréable ou désagréable ? ». La réponse est : « Oui, je trouve cela agréable ». La plupart des gens sont sympas avec moi, me font un clin d’œil, un sourire. Par rapport à l’Allemagne, il y a en France une fascination à mon égard qui vient de 68. À Francfort, les gens trouvent bien ce que j’ai fait politiquement, notamment quand je me suis occupé de l’immigration. Ici, c‘est autre chose, il y a un refoulé. J’ai l’impression d’être le divan de la France ; je suscite le refoulé et ça a donc une autre intensité.

Thierry Lefebvre – Revenons à votre médiatisation en Mai 68. D’où cela part-il ? De l’image ou du son ? Vous utilisiez aussi beaucoup la radio : l’appel à la grève générale, par exemple, se fait sur Europe 1…

Daniel Cohn-Bendit – C’est l’image et le son. Je ne crois pas qu’on puisse séparer les deux. L’image a joué évidemment, mais la parole a eu aussi un rôle très important. Le « parler vrai », que Rocard a ensuite essayé de reprendre et de théoriser, est né à cette occasion, en 1968. Ce qui plait aux médias, c’est que je suis quelqu’un qui parle normalement. Mais bien sûr, ça ne veut pas dire que c’est toujours bien ou toujours juste.

Thierry Lefebvre – Dans une conférence de presse que vous faites début mai avec Sauvageot et Geismar, il y a vraiment une différence nette de parole et de ton entre vous. Geismar scande comme s’il était devant une salle sans micro et vous vous êtes spontané, parlant plus posément et assez naturellement…

Daniel Cohn-Bendit – Pour contredire cela, il y a aussi une autre conférence de presse, quand je suis rentré illégalement d’Allemagne, où je pratique la langue de bois incroyable. C’est là d’ailleurs où a mûri en moi la décision de partir. J’étais devenu le pion révolutionnaire du 22 mars : j’ai même lancé un appel aux paysans … c’était complètement aberrant !

André Gattolin – Pourriez-vous préciser cet épisode ? C’est un moment important des événements, et sans doute quelque chose qui vous a profondément marqué…

Daniel Cohn-Bendit – Oui, c’est une des choses qui m’a le plus marqué. C’était le lendemain de mon retour d’Allemagne. J’arrivais à Paris. J’avais repassé la frontière grâce aux anciens réseaux de la guerre d’Algérie, Mes cheveux étaient teints et je portais des lunettes de soleil. Les types qui faisaient le service d’ordre à l’entrée de la Sorbonne, les Katangais, ne m’ont pas reconnu et ils refusaient de me laisser rentrer. Les copains qui m’accompagnaient disaient que j’étais un camarade espagnol, quelqu’un d’important. Comme ça coinçait toujours, j’ai finalement décidé de leur montrer ma carte d’identité. Ils en sont restés sciés et m’ont autorisé entrer sans dévoiler la nouvelle. Le grand amphi de la Sorbonne était plein à craquer – environ 2 000 personnes – et on y discutait de je ne sais quoi. À la tribune, je suis annoncé comme étant le fameux camarade espagnol. J’enlève alors mes lunettes et là, c’est le délire. Les médias qui sont présents annoncent alors en direct : « Il est rentré ! », et en une heure, il y a près de 20 000 personnes qui viennent s’agglutiner dans et autour de la Sorbonne. C’était assez phénoménal, il y avait une sorte d’exaltation quasi stalinienne. Dans mon intervention, c’est vrai, j’ai dit des choses qui étaient ni sensées ni insensées, c’était un moment d’émotion. Mais, globalement, j’ai fait un discours politique gâteux. Je n’étais plus dans le vrai, mais dans une logomachie révolutionnaire aberrante et totalement déconnectée. C’est à ce moment que j’ai vraiment compris que ce qui se passait en cette fin mai, ce n’était plus mon histoire. Je n’étais en fait que la moitié de Mai ; des choses en moi m’échappaient, s’échappaient… Je m’échappais…

André Gattolin – Il y a pourtant plusieurs déclarations en Mai 68 où vous dites : « je ne suis pas un révolutionnaire, je suis un révolté »…

Daniel Cohn-Bendit – Ce type de discours, c’est vraiment moi. En 1967-1968, quoi que les gens puissent s’imaginer, j’étais réformiste, un réformiste radical, comme on disait. À cette époque, j’étais déjà pour la cogestion universitaire : un tiers pour les profs, un tiers pour les employés, un tiers pour les étudiants. Bref, j’étais loin du discours révolutionnaire sur l’enseignement bourgeois… Au passage, il y a une chose dont je reste très fier, c’est ma discussion avec Sartre, parue dans le Nouvel Observateur. À chaque fois que je relis ce truc, je me dis : « Ce gamin, il a vraiment du bon sens ». Notamment quand j’explique à Sartre que ce n’est pas la révolution, que le grand soir, ça n’existe plus, que tout ça c’est du baratin…

André Gattolin – À défaut de grand soir, il y a dans votre histoire personnelle un autre grand retour. C’est celui que vous opérez en 1999 à l’occasion de votre candidature sur les listes vertes aux élections européennes en France. Encore une fois, les médias ont joué un rôle important dans cette affaire…

Daniel Cohn-Bendit – En 1998, les Verts français sont globalement très réticents à l’idée que je me présente dans l’Hexagone. Pour faire passer la chose et m’imposer à l’intérieur des Verts, on s’est donc largement appuyés sur les médias. C’est surtout mon frère Gaby qui a organisé cela. Rapidement, les médias se sont étonnés de ces réticences en disant ouvertement que ma candidature représentait une chance inouïe pour les écolos. Ce sont finalement eux qui m’ont imposé en interne. Une fois encore, ce jeu entre les médias et moi a fait la différence.

André Gattolin – Après l’enthousiasme médiatique du début de campagne, vous traversez une phase difficile dans les sondages durant les premiers mois de 1999. Et puis votre campagne connaît un tournant en mars quand vous prenez position en faveur d’une intervention au Kosovo…

Daniel Cohn-Bendit – Là encore, les Verts étaient très sceptiques à l’égard de mes idées sur la question ; tout le monde me conseille de mettre un bémol. Face à cette situation, je réfléchis… En fait, je réfléchis une heure, et puis je dis ce que je dis, je dis que je suis pour. Je dis pourquoi il faut une l’intervention. Je place un texte dans Libé où j’explique pourquoi il est juste d’intervenir au Kosovo…

André Gattolin – C’est un texte d’explication qui est quand même empreint d’une très forte émotion… Les premiers mots sont : « Je craque ! »…

Daniel Cohn-Bendit – Oui, c’est absolument sincère et plein d’émotion, de même que toutes les interventions que je ferai par la suite sur le sujet. Je me bats ensuite contre l’intervention aérienne et je dis que pour libérer les êtres humains, il faut entrer là-bas avec des troupes terrestres. J’explique ma position aux Verts et à l’opinion en partant de ce qui s’est déjà passé avant, en Bosnie. C’est vrai que beaucoup de gens au départ n’étaient pas favorables à cette intervention. Ils ont été assez perturbés par mon discours ; je dirais même positivement perturbés. À aucun moment de cette affaire, je n’ai abandonné ma sincérité ; j’ai dit ce que je ressentais vraiment.

Thierry Lefebvre – Il y a un autre personnage qui utilise beaucoup les médias, c’est Nicolas Sarkozy. Tout en ayant une position institutionnelle forte, il use beaucoup de la transgression et de l’émotion dans son propos. Face à ceux que cela choque, il réplique : « Pourquoi je n’aurais pas le droit de dire cela ? »…

Daniel Cohn-Bendit – Je sais, il y a beaucoup de gens qui font cette analogie entre lui et moi…

Thierry Lefebvre – Justement, que répondez-vous à cela ?En matière de communication, quelle est la différence entre vous et lui ?

Daniel Cohn-Bendit – La grande différence, c’est que lui recherche un pouvoir sur les médias. Sa manière d’être, la spontanéité qu’il a aussi, visent une instrumentalisation totale des médias. Tout ce qu’il fait relève au bout du compte d’une volonté d’imposer son pouvoir. C’est pour ça que je trouve la comparaison indécente. Je ne suis jamais intervenu auprès des médias parce qu’ils avaient écrit ceci ou cela, parce que l’image qu’ils offraient de moi n’était pas celle que je souhaitais. Contrairement à moi, Sarkozy ne joue pas. Il ne joue pas avec les médias, il préfère les posséder, les maîtriser. C’est donc un tout autre type de rapport.

André Gattolin – Comme vous, pourtant, il parle beaucoup en « off » et de manière très libre avec les journalistes…

Daniel Cohn-Bendit – C’est vrai que c’est quelqu’un qui a un besoin de parler avec les gens et qu’il le fait. C’est pour ça que la comparaison avec moi vaut ce qu’elle vaut et que, à un certain niveau, elle est possible. Mais la grande différence entre Sarkozy et moi, si on veut aller jusqu’au bout, c’est que lui veut absolument tout le pouvoir, alors que moi je ne veux absolument pas le pouvoir. Je ne veux pas être ministre, ce n’est pas une vie. Je ne veux pas mettre ma vie privée au service de ma trajectoire, alors que chez lui, tout est au service de son ambition ; tout le monde doit se plier à ça.

André Gattolin – À plusieurs moments de votre vie, sans être pour autant journaliste, vous passez du côté du commentateur ?

Daniel Cohn-Bendit – Oui, pendant neuf ans j’ai animé une émission littéraire sur la télévision suisse allemande, j’ai animé plusieurs émissions de débats sur Arte, j’ai fait une rubrique pour Le Monde pendant le championnat d’Europe de football, j’ai fait la même chose pour l’Équipe Magazine pour la Coupe du monde l’année dernière… Pendant huit ans, je me suis aussi occupé d’un journal alternatif à Francfort. J’en étais le directeur. C’était du journalisme « autrement », mais quand même…

André Gattolin – Vous avez toujours eu un grand plaisir à faire cela ?

Daniel Cohn-Bendit – Oui, j’ai fait aussi de la radio avec Ivan Levaï sur Europe 1… Faire parler les autres, et parler avec les autres, c’est quelque chose qui m’a toujours fasciné. Alors, et de ce fait, j’ai un statut assez bizarre : je suis devant et derrière le micro, devant et derrière la caméra, acteur public et commentateur public.

André Gattolin – Vous commentez beaucoup l’actualité. Souvent, si un journaliste vous assène une question mal ficelée et peu pertinente, vous arrivez quand même dans votre réponse à donner un sens à sa question…

Daniel Cohn-Bendit – C’est vrai. D’ailleurs au début de la campagne de 1999, beaucoup de gens m’ont dit : « Tu dois arrêter de commenter la campagne, d’être un commentateur. Tu dois changer de posture, tu es maintenant un acteur de la campagne, tu dois te mettre en position de proposer, de dire, de faire ou de pouvoir faire faire… »

Thierry Lefebvre – Pourriez-vous revenir plus précisément sur ce que vous entendez quand vous vous définissez comme un haut-parleur ?

Daniel Cohn-Bendit – Le haut-parleur, pour moi, c’est celui qui dit tout haut, et un peu avant, ce que beaucoup pensent. Ce peut être parfois un contenu ou une émotion. Le leader instrumentalise ce que dit son message pour justifier sa position de leader. Le haut-parleur veut simplement communiquer aux autres une pensée, un discours ou une émotion qu’il veut partager avec les autres. Quand, dès 1968, je dis de moi que je suis un « haut-parleur », cela signifie que je n’entends pas devenir leader. Et plus tard, cela signifie également que je ne veux pas devenir ministre. On peut me rétorquer que je suis député européen aujourd’hui… Mais c’est quand même quelque chose beaucoup plus civil. Le haut-parleur, c’est aussi quelqu’un qui, dans sa communication, surprend par la véracité de son propos, qui ne dit pas les choses de manière feutrée et qui vise à se faire entendre et comprendre par le plus grand nombre possible de gens.

Entretien réalisé par André Gattolin et Thierry Lefebvre le 6 décembre 2007.

 

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